samedi 5 octobre 2013

Le Plan américano-turc au Moyen Orient

L'élargissement de l'Union européenne à la Turquie, sous couvert d'ouverture et de volonté pluraliste des pays du vieux continent, fait en réalité partie de la stratégie géopolitique américaine. Celle-ci vise à travers l’Occident déjà structuré en grandes entités, soit confédérale (Europe), soit fédérale (États Unis) à entraver l'organisation du Moyen-Orient, en engendrant directement ou indirectement des scissions dans cette région pour la maintenir dépendante. 

Diviser le Moyen-Orient et l’Europe

L'Union européenne, en "s'appropriant" la Turquie, certes à la demande de ses dirigeants, mais aussi sous pression constante des États Unis, la désolidariserait structurellement de l'aire socio-politique et géographique du Moyen-Orient, dont elle fait partie. De cette manière, cette zone géopolitique serait  quasiment privée de sa composante la plus puissante, avec ses 780 576 km² et ses 68 millions d'habitants. La Turquie représente près du tiers de la population de cette région du monde qui souffre de ses antagonismes et de son manque de cohésion. Ainsi, Ankara ne pourrait plus contribuer, à part entière et dans les mêmes conditions que les autres pays de cette aire, à la structuration du Moyen-Orient. Cette zone se doit pourtant de créer à terme une entité régionale autonome cohérente et en paix avec des critères spécifiques, dans le cadre des grands principes du droit international. L'organisation du monde s'oriente vers la constitution de grandes aires d'intégration régionale, favorisant la pacification et permettant, entre autres, de ne pas être, pour un pays seul ou un groupe de pays non coordonnés, en situation d'infériorité face aux grandes puissances fédérées ou confédérées.

Approche géopolitique

En 2003, l'intervention américaine en Irak est un nouveau facteur accentuant la perturbation, la division et la dépendance de cette aire socio-politique. L'Irak était le seul pays arabe du Moyen-Orient "doté d'une armée expérimentée, disposant d'un fort potentiel technologique, détenteur des secondes réserves de pétrole du monde, (…) pouvant prétendre exercer un rôle de premier plan dans le monde arabe (dont peut-être un rôle fédérateur) ; (…) or l'Irak a résolument fait le choix de se rapprocher des nations européennes, en particulier de la France; (…) cela signifie à terme un déclin de l'hégémonie américaine dans le Golfe et une remise en cause des compagnies anglo-saxonnes sur la politique pétrolière. (…) C'est dans ce contexte qu'est née la politique d'affaiblissement du potentiel économique et militaire de l'Irak" (1). D'une manière plus globale, "ce qui caractérise l'approche géopolitique des États-Unis au Proche Orient est la volonté de maintenir le monde arabe dans le sous-développement, de l'empêcher de s'unir et de constituer une puissance qui serait naturellement proche des nations européennes" (2), en se servant de la Turquie et des antagonismes régionaux afin de ne pas avoir à négocier à terme avec une région cohérente et structurée, consciente politiquement de ses atouts pétroliers.

Chacun ses crises

Il faut signaler que le dernier différend turco-américain concernant l'utilisation militaire du sol de la Turquie, ne change en rien la stratégie à long terme des États-Unis exploitant, depuis plus de 50 ans ce pays comme son "cheval de Troie "dans cette zone géographique. En effet, l'alliance américano-turque a été régulièrement parsemée d'accrocs sans jamais la remettre fondamentalement en cause :  retrait en 1963 des fusées Jupiter de Turquie, crise de Chypre en 1974 provoquant l'embargo sur les armes de 1975 à 1978 et la fermeture des bases américaines, refus d'Ozal de remilitariser l'île de Lemnos, remise en chantier aux États-Unis en 1989 du projet de résolution concernant le Génocide des Arméniens, nombreux refus d'utilisation militaire du sol turc. En fait, ce lien est pérenne car il est fondé sur des intérêts croisés complémentaires et une volonté commune de puissance : "les considérations sont d'ordre économique pour la Turquie tandis que celles des États-Unis sont d'ordre géopolitique" (3).

Quel projet européen ? 

Par ailleurs, les multiples interventions américaines sur la Cour pénale internationale, contre le projet d'armement européen,  pour la guerre en Irak, pour l'intégration de la Turquie dans l'Union…(4), introduisent des facteurs de division européenne. Ce qui contrarie le développement d'un projet politique de l'Union,  laissant aux Américains le champ libre au Moyen-Orient où les Européens ont toujours été présents : "les États-Unis, première puissance mondiale, n'entendaient pas voir le projet européen s'écarter d'un projet occidentaliste qui visait dés 1945 à créer un grand marché euro-atlantique politiquement et stratégiquement piloté par les États-Unis" (5), permettant à Washington de mieux s'implanter dans cette région pétrolifère.
Ce type d'approche américaine désagrégeante, accentuant dangereusement les divisions et les disparités dans cette région, perturbera de surcroît l'amorce d'un dialogue nord-sud qui pourrait s'établir à l'avenir entre des entités européenne et moyen-orientale de même nature structurelle. Elle est aussi en passe d'entraîner dans son sillage l'Union européenne dans un comportement néo-colonial à travers une annexion de fait de la Turquie, au détriment de la nécessaire confédération moyen-orientale qui devrait voir le jour dans le futur.
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Moyen-Orient: les routes du pétrole. Crédits : J. Mardirossian 

Les avantages pour les Etats-Unis

Ce comportement américain est la conséquence de trois priorités stratégiques du président Georges W. Bush : développement des capacités militaires du Pentagone, accroissement des ressources pétrolières des États-Unis et lutte anti-terroriste généralisée (6).
Dans ce cadre, l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne conférerait à Washington six atouts importants.
1.        Meilleure intégration de la défense européenne dans l'OTAN et renforcement des positions américaines en Turquie. L’élargissement à l'Est de l'OTAN accroîtra les possibilités d'interventions militaires du Pentagone dans toutes les zones environnantes afin de "permettre aux États-Unis de contrôler un territoire qui s'étendra… jusqu'aux limites occidentales de la Russie et de la Turquie, et à travers cette dernière les mettra en contact avec le Proche et le Moyen-Orient" (7) Il est à noter que les États Unis ont bien préparé l'absorption de la défense européenne : "sur le point de dilater l'aire d'intervention de l'OTAN, Washington n'avait plus à s'inquiéter de voir s'ériger un système de sécurité exclusivement européen puisque l'acte final du traité de Maëstricht stipule que l'Union européenne agira en conformité avec les dispositions adoptées par l'OTAN" (8). Cette démonstration stratégique de la volonté hégémonique militaire révèle bien que "les États-Unis destinent leurs alliés au rang et au rôle de supplétifs. Selon l'excellente formule de William Pfaff: l'OTAN élargie est promise à devenir la légion étrangère du Pentagone"(9).
2.       Renforcement économique, militaire et politique de la Turquie (à travers les aides américaines et européennes), donc de l'influence déséquilibrante de ce pays sur le Moyen-Orient mais aussi sur la Transcaucasie particulièrement pauvre, afin de mieux asseoir l'hégémonie américaine, tout en voulant faire payer une partie de la note par les Européens, à travers l'entrisme de l'Etat turc dans l'Union, activé par Washington. "Au delà de la bonne gouvernance de l'Union européenne, y admettre la Turquie équivaudrait à y faire entrer les États-Unis dont elle est l'agent patenté" (10). L'utilisation de la Turquie par les Américains, comme point d'appui pour toutes les zones environnantes arrange les affaires de l'État turc qui y trouve son compte. A titre d'exemple, lors de la crise boursière turque en 2000, les États-Unis font accorder rapidement par le FMI et la Banque mondiale, 10 milliards de dollars qui se sont ajoutés aux 3,7 milliards obtenus en décembre 1999 (11).
3.       Dilution et affaiblissement de la cohérence de l'Union européenne qui, avec ses dix voire douze nouveaux membres, mais surtout lestée de la Turquie, prendrait certainement le chemin d'une zone de libre échange rêvée par la Grande-Bretagne. Cela conduirait très probablement l'Union à l'impuissance politique et stratégique. N'est-ce pas un commissaire européen qui ironisait : "plus les frontières de l'Europe seront étendues, mieux ce sera pour les intérêts américains. Imaginez-vous la réaction si on leur disait de s'élargir au Mexique ?" (12). Il est évident par ailleurs que le Moyen-Orient et la Transcaucasie de plus en plus instrumentalisés par Washington n'ont pas intérêt à ce que l'Europe malgré sa paralysie politique puisse offrir une alternative. "L’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, c’est l’assurance pour les Etats-Unis, que celle-ci, diluée dans un trop large espace, ne sera jamais une Europe-puissance qui pourrait un jour leur tenir tête, tout comme l’intégration de l’Ukraine dans celle-ci ruinerait pour toujours l’espoir de la Russie, privée d’ancrage au centre de l’Europe, de redevenir une grande puissance régionale a fortiori mondiale" (13).
4.       Création d'un environnement sécurisé pour la production et l'acheminement pétrolier sous la houlette de Washington, lui permettant de manœuvrer à son avantage les pays producteurs du Moyen-Orient et de mieux protéger les importantes réserves d'or noir du bassin de la mer Caspienne. En effet, les États-Unis, devant accroître leurs importations de pétrole de 60% d'ici 2020, sont condamnés à diversifier leurs sources d'approvisionnement (14). Il est aussi important de noter que les réserves du sol américain seront probablement épuisées dans les années 2010. "La Turquie est l'une des pièces maîtresses du jeu états-uniens contre la Russie pour le contrôle du lac caspien et surtout pour le transit de ce pétrole qui devrait principalement s'effectuer vers le port turc de Ceyhan" (15) (oléoduc BTC : Bakou-Tbilissi-Ceyhan) ainsi que pour le transit du gaz caspien qui devrait arriver dans la ville turque d'Erzeroum (gazoduc BTC). Il ne faut pas aussi perdre de vue que Washington, parallèlement à tout cela, développe une stratégie de sécurisation des voix et structures introduisant et amplifiant la globalisation dans ces zones, leur permettant de conquérir des marchés pour leurs entreprises.
5.       Extension de l'influence américaine en Transcaucasie jusqu'à l'Asie centrale à travers, entre autres, la puissance turque afin de mieux évincer la Russie, l'Iran et la Chine des ressources (ou droits de passage) énergétiques de la Caspienne. "La pénétration américaine au Caucase, parallèlement à un accroissement de la coopération entre la Géorgie, l'Azerbaïdjan et la Turquie dans le domaine de la sécurité semble avoir indisposé le pouvoir russe" (16). En effet, il est irritant pour ce dernier, considérant le Caucase comme sa chasse gardée, de voir que "la Turquie sous-traite pour les Américains la formation et l’équipement de militaires géorgiens. Avec l’Azerbaïdjan enfin, la lutte d’influence est quasi-permanente entre Moscou et Washington, derrière qui se range résolument la Turquie" (17). Il faut à cet égard rappeler que depuis B. Clinton déjà, le ministère américain de la défense a approvisionné en armes et a entraîné les forces armées de l'Azerbaïdjan, de la Géorgie, du Kazakhstan, du Kirghizistan et de l'Ouzbékistan ; depuis le 11 septembre 2001, G. W. Bush a intensifié les efforts dans ces zones (18). "Le contrôle américain sur les principales sources pétrolières du monde (Golfe persique et région Caspienne : 70% des réserves mondiales) pourrait ainsi sortir renforcé par ce déploiement militaire dans le Caucase" (19) soutenu par la Turquie. En fait, indépendamment de la volonté américaine de neutraliser l'influence russe au niveau des champs pétroliers de la Caspienne, le "cordon sanitaire" mis en place par les États-Unis autour de la Chine (20), à travers des accords ou une présence militaire en Asie centrale, en Russie, en Inde, en Corée et au Japon, isole Pékin en l'écartant du jeu. "Qu’il s’agisse de miner la construction d’une Europe qui deviendrait réellement indépendante de son mentor d’outre Atlantique, d’amplifier le reflux de l’influence russe dans les Balkans, dans le Caucase et en Asie centrale ou bien de contribuer à l’endiguement de la remontée en puissance de la Chine, les Turcs, quelles que soient les raisons nationales de leur action, ne se conduisent guère aujourd’hui que comme des agents des Américains" (21). De plus, la présence américaine ne pouvant être partout permanente dans le temps, elle est susceptible à terme, d’être en partie relayée par la Turquie, au Caucase et en Asie centrale.
6.       Nouveaux positionnements militaro-stratégiques des États-Unis accentuant leur présence dans certains pays, afin de mieux surveiller et éradiquer les nids terroristes qui, d'après eux, sont dispersés au Moyen-Orient. De son côté, Israël angoissé par sa sécurité essaie de « faire le ménage » en Palestine. En fait, la recomposition du Moyen-Orient est à l'ordre du jour : cela a été patent dans la guerre contre l'Irak dont les justifications laissent un goût amer. Cette occupation doit permettre de verrouiller le Moyen-Orient à travers le triangle Israël, Turquie, Irak. "En 1996, en effet, la Turquie a conclu avec Israël sous l’égide des Etats-Unis, deux accords militaires et stratégiques d’une très grande importance (...). Ces accords militaires ont entraîné une forte intensification des échanges commerciaux en général entre les deux pays qui se perçoivent de plus en plus comme des partenaires complémentaires (...). La priorité accordée par la Turquie à son alliance avec Israël s’est manifestée enfin dans deux autres domaines, la question de l’eau et la reconnaissance du Génocide arménien" (livraison d’eau par bateaux-citernes géants par la Turquie à Israël et lobbies juifs très puissants à Washington au service de la Cause turque face à la diaspora arménienne d’Amérique) (22). Par ailleurs, les efforts de "neutralisation" de l'Europe par la Maison Blanche auront-ils des effets pérennes ? En fait, "la politique extérieure des États-Unis est de plus en plus structurée par deux conflits principaux, avec deux adversaires qui sont les voisins immédiats de l'Europe. L'un, la Russie est l'obstacle fondamental à l'hégémonie américaine, mais elle est trop forte pour être battue. L'autre, le monde musulman est un adversaire de théâtre, servant à la mise en scène de la puissance militaire américaine (…). Dans la mesure où les pays du Golfe doivent vendre leur pétrole parce que leurs populations s'accroissent, l'Europe n'a à craindre aucun embargo. Elle ne peut en revanche accepter indéfiniment le désordre entretenu entre les États-Unis et Israël dans le monde arabe. La réalité économique suggère que cette région du monde devrait passer dans une sphère de coopération centrée sur l'Europe et excluant assez largement les États-Unis" (23).

Schéma « schizophrène »


Nous sommes aujourd'hui dans le même schéma « schizophrène » avec cette quête d'intégration de l’Etat turc qui, d'une part légifère sur quelques options démocratiques pour séduire les Européens en présentant un visage qui n'est pas le sien, et d'autre part reste dirigée par un régime militariste ultra-nationaliste bafouant les droits de l'homme, opprimant ses minorités, transformant son histoire, s'obstinant dans son négationnisme refusant d'évacuer Chypre… "Le fait qu'une forte majorité de la population turque se soit prononcée en faveur d'un parti islamiste, même si celui-ci s'affirme modéré, ce qui est pour le moins antinomique, traduit une accélération du processus d'islamisation de la société turque" (26). Ce qui est peut-être, entre autres, la traduction politique d’une "réaction anthropologique" qui, d’une part s’éloigne encore plus de l’Occident mais qui, d’autre part la rend plus manipulable. Il faut ici se rappeler de l’instrumentalisation des islamistes par Washington en Arabie Saoudite, Afghanistan comme au Pakistan.

Jeux caucasiens

 
Cela convient en réalité aux Américains qui "sont maintenant engagés dans une fantastique partie d'échec face encore à la Russie…et s'attachent à refouler les Russes à l'intérieur de leurs terres originelles" (27). Dans cette optique, indépendamment des opérations d'absorption de l'OTAN, les États-Unis favorisent la présence économique de la Turquie au Caucase à travers, entre autre, son intégration dans l'Union européenne. En effet, le PIB/habitant en PPA de la Turquie est 2,1 fois supérieure à celui des trois pays (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) de la Transcaucasie (28). L'éventuelle manne européenne qui profiterait surtout à la dizaine de grandes familles maîtrisant l'économie turque, accroîtrait très sensiblement cette distorsion et mettrait certainement à terme ces pays puis tout le Caucase sous tutelle économique de l'Etat turc. Elle risque même, à plus long terme, d'entraîner la turquification de cette région, réalisant ainsi le rêve panturquiste de certains dirigeants, car la Turquie serait alors reliée sans discontinuité territoriale aux pays turcophones de l'Asie centrale.

Une alternative


L'Union européenne aurait tort d'encourager malgré elle, une logique "d'Empire ottoman moderne", fondé entre autres, sur le panturquisme au service de Washington, et de tomber dans le piège stratégique de l'hégémonisme américain. Elle a tout intérêt  à offrir une alternative :

  • en favorisant la naissance d'un futur bloc régional - incluant aussi la Turquie et Israël -  avec lequel elle aurait des relations et accords privilégiés, justifiés par sa proximité et ses importants flux économiques existants actuellement avec cette zone ;
  • et en accentuant en Transcaucasie, sa présence équilibrante qui sera d'ailleurs considérée par la Russie, comme beaucoup moins menaçante que l'exclusive présence américaine.
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Le Caucase. Crédits: J. Mardirossian

Le réveil du Panturquisme

Née au XIXème siècle mais surtout développée au début du XXème siècle, cette idéologie, pensant compenser la perte des conquêtes africaines et européennes de l'Empire ottoman en "exaltant la supériorité de la race et du sang turc" visait à l'assimilation par la force des non Turcs constituant la majorité de l'empire. Elle se doubla du pantouranisme ayant pour but de rassembler tous les peuples touraniens (même famille linguistique) qui s'étendraient du Bosphore à l'Asie centrale. Un des plus influent idéologues, Yasuf Aktchura, lança le slogan "turquification, islamisation, modernisation". Il décrivit "le monde des turcs comme un ensemble racial et culturel" (29). Avec la bénédiction de l'Allemagne, cette idéologie ultra nationaliste et militariste instrumentalisant l'Islam, a engendré les pires calamités : implication de la Turquie dans la Première Guerre mondiale au côté de l'Allemagne, perpétration de génocide, massacres et transferts de populations, régression économique de la société turque…

Un espace d'extension dans les pays turcophones du Caucase et de l'Asie centrale

 
L'implosion de l'URSS le 8 décembre 1991 engendra un vide que certains pays voudraient bien combler à leur profit. Elle a en particulier ouvert à l'État turc un espace d'extension dans les pays turcophones du Caucase et de l'Asie centrale : Azerbaïdjan, Turkménistan, Ouzbékistan, Kirghizstan, Kazakhstan (le Tadjikistan est iranophone). Le 1er septembre 1991, devant la Grande assemblée turque, le président Turgut Ozal appela ses concitoyens à ne pas "manquer cette chance qui se présente pour la première fois depuis 400 ans"(32). Une stratégie d'expansion culturelle fut immédiatement mise en œuvre par l'État turc afin de "s'affirmer comme une puissance clef du système eurasiatique"(33), pour en tirer les bénéfices politique, économique et énergétique. Cette fois, c'est la Maison Blanche qui encourage cette stratégie dans le but de mieux maîtriser ces régions avec le concours de l'État turc. D'une pierre (la Turquie), les États-Unis font trois coups : en poussant ce pays dans les bras de l'Europe, ils diluent cette dernière et contribuent à balkaniser le Moyen-Orient (tout en faisant de la Turquie un des gendarmes de cette région). En l'encourageant à convoler avec les pays turcophones de l'ex-URSS, Washington s'en fait un partenaire pour éloigner la Russie du Caucase et de l'Asie centrale. "En octobre 1992, à l'initiative d'Ankara, a été créée l'organisation des États turcophones. Y ont adhéré la Turquie, l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, le Turkménistan et le Kirghizstan"(34). Par ailleurs, dés le début des années 1990, l'État turc élabora une stratégie de développement des liens culturels avec le Caucase et les pays d'Asie centrale, vite remarquée par les spécialistes. "Il ne fait plus de doute dès lors que l'ambition de la Turquie est de devenir la Mecque culturelle du monde turcophone" affirme Éric Rouleau en 1993" (35). Cette stratégie ethno-culturelle reçoit l'appui sans réserve des Américains et des Européens qui y voient un moyen efficace de pénétrer une zone stratégique jusque-là sous influence russe et iranienne affirme Gangloff en 1992 (36).

Une alliance crispée mais objective : Loups gris, mafia, Etat Turc, Washington
Les républiques d'Asie centrale dominées par leurs propres intérêts montrent en fait peu d'empressement pour adhérer au panturquisme, tout en acceptant ces "cadeaux". Par contre, "derrière l’évanescence de ses fantasmes pantouraniens, la Turquie malgré la relative modestie de ses moyens face aux besoins spécifiques énormes du reste du monde turcophone, est parvenue, ces années-ci, à affirmer dans celui-ci une présence multiforme bien réelle et à y acquérir une influence avec laquelle les autres pays qui prétendant jouer également un rôle en Asie centrale, doivent compter" (39). En outre, malgré le manque de moyens économiques de la Turquie pour concrétiser cette ambition démesurée, l'instrumentalisation même éphémère du panislamisme en quête d'identité, par le panturquisme, que les appétits géostratégiques des États-Unis encouragent sans tenir compte du potentiel de violence généré par la synergie de cet amagalme, et que l'éventuelle manne européenne aidera directement et indirectement, risque d'engendrer des désastres socio-politiques et humains.

En effet, si le néo-fondamentalisme déterritorialisé induit par la modernité individualiste et la mondialisation, est un véritable agent de déculturation refusant l'État nation, sa radicalisation produit des "jihadistes" de différents types privilégiant le terrorisme, la lutte armée ou le combat de rue : Al-Qaïda, Talibans, Loups gris. "Le Jihad redonne vie à un territoire mythique (…) la lutte sert d'hégire spirituel (…) pour recréer un territoire (…) ; c'est la quête d'une ouma (communauté religieuse) imaginaire"(40) de type panislamiste.

Une importante charge de violence

 
L'idéologie panturquiste actuelle tout aussi trans-nationale et virtuelle, se fonde néanmoins sur un puissant appareil étatique concret qui, cherchant à manœuvrer le panislamisme en lui servant de support stratégique, emmagasine ainsi une importante charge de violence. En 1999, le Mouvement national MHP, héritier du panturquisme, dont les Loups gris font partie, a recueilli 18% des voix aux élections législatives et a lourdement pesé sur la politique turque. Rappelons que les Loups gris ont pour devise: "notre guide est le Coran, notre but est le Touran (…). Les trois grandes forces qui se partagent la scène politique sont le national populisme d'inspiration péroniste d'Ecevit, la fascisme panturquiste et enfin l'islamisme"(41), ceci indépendamment de l'autocratie militaire qui contrôle pratiquement tout l'espace public turc à travers son Conseil national de sécurité.

La mafia opère au sein de l'État turc


Enfin, dans "une Turquie où de nombreux politiciens, hauts fonctionnaires, de récents Premiers ministres même, vivent en parfaite symbiose avec une grande mafia de la planète, (…) la symbiose mafia turque-Loups-gris" (42) est exemplaire. Ces derniers ont débuté en éliminant les gauchistes… sur demande de la police et de l'armée. Ils entrent ensuite au service des parrains de la drogue (la Turquie est un des principaux producteurs transformateurs et exportateurs de drogues dures du monde), "pour financer leurs opérations politiques et terroristes (…) et l'impunité dont ils jouissent vont les faire progresser encore plus vite au sein des familles criminelles"(43). Ils s'intègrent à la mafia qui opère au sein de l'État turc, contrôlent les casinos (blanchiment d'argent) et les prisons, manipulent les appels d'offre et les marchés publics, pillent les banques publiques, maîtrisent le trafic de stupéfiants et d'armes… " Le 1er août 1996, le quotidien Sabah révèle qu'à eux seuls les 5 principaux propriétaires de casinos du pays possèdent jusqu'à 80% des bons du Trésor turc; or ces propriétaires sont tous des mafieux connus ou des narcotrafiquants de premier plan" (44). Après l'implosion de l’URSS, les Loups gris investissent les républiques turcophones d'Asie centrale et l'Azerbaïdjan, chargés par l'État des opérations "noires". En mars 2002, l'un des plus grands parrains inaugure, en présence de personnalités politiques, artistiques et sportives "le lancement de son site Internet diffusant la doctrine nationaliste pantouranienne et préparant l'unité de la nation turque, forte de 300 millions de Turcs"(45).

Un coup de baguette magique et tout devient plus simple...

 
En fait, la frénésie expansionniste de l'État turc "gérant" les religieux à travers un directoriat qui les rémunère, et dont les alliés objectifs sont ces idéologues extrémistes flanqués de la mafia, attise un panturquisme contemporain soutenu par Washington. Le rôle de pivot multirégional que l'Occident fait jouer à la Turquie (Moyen-Orient, Caucase, Mer Noire, Asie centrale) accentue en réalité sa déstabilisation et l'empêche de se concentrer sur un réel projet de développement intérieur que les dirigeants s'imaginent régler par un coup de baguette magique via l'intégration dans l'Union européenne.

Tout est mis en œuvre pour étendre le système de gouvernance turque jusqu'en Asie centrale car "la Turquie ambitionne de devenir le principal pôle de recomposition de l'espace musulman de l'ex-URSS" stipulait déjà en 1993 Olivier Roy, un des meilleurs spécialistes de l'Islam. "A la frontière du religieux et du politique, les responsables turcs s’attachent systématiquement à faire valoir à leurs homologues d’Asie centrale, les mérites de leur islam laïc tel que sorti du monde de la révolution kémaliste, c’est-à-dire d’un islam officiel contrôlé et instrumentalisé par l’Etat et son département des affaires religieuses, la Diyanet" (46). Cela arrange la stratégie occidentale et américaine en particulier, qui joue le rôle d'apprenti sorcier comme elle l'a fait dans d'autres contextes en Afrique, Arabie Saoudite, Pakistan… avec cette fois le mélange explosif panturquisme/panislamisme. Le peuple turc en paie déjà la facture.

L'Union européenne va t'elle se joindre à cette stratégie géopolitique néocolonialiste dont un des élément est l'intégration de la Turquie dans l'Europe élargie ?

Jules Mardirossian







Le virage islamique de la Turquie

Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République de Turquie et père de la laïcité qui caractérise depuis un siècle le système politique turc, doit aujourd'hui se retourner dans sa tombe. La série de mesures entreprises récemment par le premier ministre Recep Tayyip Erdogan reflètent clairement un virage dans sa perception de la religion en Turquie, se démarquant de l'État laïque en vigueur depuis les réformes kémaliste des années 30.
Erdogan, ancien frère musulman converti au laïcisme pour les besoins de ses ambitions politiciennes, n'a jamais caché son attachement aux principes de la confrérie. Encore moins son soutien aux "frères" qui ont récemment pris le pouvoir dans les pays arabes, et son soutien à l'Egyptien Mohamed Morsi en particulier. La renaissance des Frères musulmans et le poids que ces derniers ont récemment pris en Tunisie, en Libye, au Maroc, où ils sont toujours au pouvoir, ainsi qu'en Egypte jusqu'au renversement de Mohamed Morsi en juillet dernier ; ont permis au chef du gouvernement turc de ne plus se cacher. Les Frères musulmans étant désormais davantage considérés comme des alliés par Washington, il n'y avait plus de raison de ne pas affirmer sa connivence avec la confrérie.
C'est ainsi qu'après la loi restreignant la vente et la consommation d’alcool qui a participé au soulèvement turc en juin dernier ; après la suspension il y a un mois de l'interdiction du port du voile au parlement ; Recep Tayyip Erdogan a promis le 3 novembre dernier de s'attaquer à la mixité dans les résidences étudiantes.  Un calendrier rompant avec le principe de laïcité si chère à la Turquie moderne, mais dénotant également un virage politique évident, qui contraste avec la politique entreprise depuis sa prise de fonctions en 2003.
En réalité, Erdogan est redevenu un "frère" en 2011, lors du Printemps arabe, lorsqu'il a pris conscience des opportunités offertes par la réhabilitation des Frères musulmans par Washington, et l'accord entre les deux parties qui a conduit la confrérie à prendre le pouvoir dans quasiment toute l'Afrique du Nord. Depuis, le chef du gouvernement turc, ainsi qu' Hakan Fidan, le chef du MIT, principal service secret turc, se sont attelés à exécuter le plan du département d'Etat US, coordonné au cabinet d’Hillary Clinton par la « soeur » Huma Abedin et à la Fondation William J. Clinton par le « frère » Gehad El-Haddad, responsable par ailleurs de la communication du parti de M. Erdoğan.
Erdogan s'est donc retourné contre le colonel Khadafi en Libye, de qui il avait reçu quelques mois auparavant le prix Khadafi des Droits de l'Homme, et ne cesse de clamer son soutien aux "frères" nord-africains depuis les révolutions arabes. Aujourd'hui encore, et ce même après l'accord Russo-US sur les armes chimiques qui a débouché sur l'abandon de l'ingérence US en Syrie, Ankara n'en démord pas et continue d'envoyer, d'après le Wall Street Journal, des milliers de combattants en soutien aux rebelles syriens.
  Lahcen Senhaji
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